La
valeur de la science (Chapitres VII à IX)
Alain.Blachair@ac-nancy-metz.fr
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CHAPITRE
PREMIER : L’INTUITION ET LA LOGIQUE EN MATHEMATIQUES................................ 8
Quel est l’état actuel de la Physique mathématique ?
Quels sont les problèmes qu’elle est amenée à se poser ? Quel est son
avenir ? Son orientation est-elle sur le point de se modifier ? Le
but et les méthodes de cette science vont-ils apparaître dans dix ans à nos
successeurs immédiats sous le même jour qu’à nous-mêmes ; ou au contraire
allons-nous assister à une transformation profonde ? Telles sont les
questions que nous sommes forcés de soulever, en abordant aujourd’hui notre
enquête.
S’il est facile de
les poser, il est difficile d’y répondre. Si nous nous sentions tentés de
risquer un pronostic, nous résisterions aisément à cette tentation en songeant
à toutes les sottises qu’auraient dites les savants les plus éminents d’il y a
cent ans, si on leur avait demandé ce que serait la science au XIXe
siècle. Ils auraient cru être hardis dans leurs prédictions, et combien, après
l’événement, nous les trouverions timides. N’attendez donc de moi aucune
prophétie.
Mais si, comme tous
les médecins prudents, je répugne à donner un pronostic, je ne puis pourtant me
dispenser d’un petit diagnostic ; eh bien, oui, il y a des indices d’une
crise sérieuse, comme si nous devions nous attendre à une transformation
prochaine. Ne soyons pas toutefois trop inquiets. Nous sommes assurés que la
malade n’en mourra pas et même nous pouvons espérer que cette crise sera
salutaire, car l’histoire du passé semble nous le garantir. Cette crise en
effet n’est pas la première et il importe, pour la comprendre, de se rappeler
celles qui l’ont précédée. Pardonnez-moi donc un court historique.
La Physique
mathématique, nous le savons, est née de la Mécanique céleste qui l’a engendrée
à la fin du XVIIIe siècle, au moment où elle venait elle-même
d’atteindre son complet développement. Dans ses premières années surtout,
l’enfant ressemblait à sa mère d’une manière frappante.
L’univers
astronomique est formé de masses, très grandes sans doute, mais séparées par
des distances tellement immenses qu’elles ne nous apparaissent que comme des
points matériels ; ces points s’attirent en raison inverse du carré des
distances et cette attraction est la seule force qui influe sur leurs
mouvements. Mais si nos sens étaient assez subtils pour nous montrer tous les
détails des corps qu’étudie le physicien, le spectacle que nous y découvririons
différerait à peine de celui que contemple l’astronome. Là aussi nous verrions
des points matériels séparés les uns des autres par des intervalles énormes par
rapport à leurs dimensions et décrivant des orbites suivant des lois
régulières. Ces astres infiniment petits, ce sont les atomes. Comme les astres
proprement dits, ils s’attirent ou se repoussent, et cette attraction ou cette
répulsion, dirigée suivant la droite qui les joint, ne dépend que de la
distance. La loi suivant laquelle cette force varie en fonction de la distance
n’est peut-être pas la loi de Newton, mais c’est une loi analogue ; au
lieu de l’exposant -2, nous avons probablement un exposant différent, et c’est
de ce changement d’exposant que sort tout la diversité des phénomènes
Physiques, la variété des qualités et des sensations, tout le monde coloré et
sonore qui nous entoure, toute la nature en un mot.
Telle est la
conception primitive dans toute sa pureté. Il ne reste plus qu’à chercher dans
les différents cas quelle valeur il convient de donner à cet exposant afin de
rendre compte de tous les faits. C’est sur ce modèle que Laplace, par exemple,
a construit sa belle théorie de la capillarité ; il ne la regarde que
comme un cas particulier de l’attraction, ou, comme il dit, de la pesanteur
universelle, et personne ne s’étonne de la trouver au milieu de l’un des cinq
volumes de la mécanique céleste. Plus récemment, Briot croit avoir pénétré le
dernier secret de l’optique quand il a démontré que les atomes d’éther
s’attirent en raison inverse de la 6e puissance de la
distance ; et Maxwell, Maxwell lui-même, ne dit-il pas quelque part que
les atomes des gaz se repoussent en raison inverse de la 5e
puissance de la distance. Nous avons l’exposant -6, ou -5 au lieu de l’exposant
-2, mais c’est toujours un exposant.
Parmi les théories
de cette époque, une seule fait exception, celle de Fourier, pour la
propagation de la chaleur ; il y a bien des atomes, agissant à distance,
l’un sur l’autre ; ils s’envoient mutuellement de la chaleur, mais ils ne
s’attirent pas, ils ne bougent pas. à ce point de vue, la théorie de Fourier
devait apparaître aux yeux de ses contemporains, à ceux de Fourier lui-même,
comme imparfaite et provisoire.
Cette conception
n’était pas sans grandeur ; elle était séduisante, et beaucoup d’entre
nous n’y ont pas définitivement renoncé ; ils savent qu’on n’atteindra les
éléments ultimes des choses qu’en débrouillant patiemment l’écheveau compliqué
que nous donnent nos sens ; qu’il faut avancer pas à pas en ne négligeant
aucun intermédiaire, que nos pères ont eu tort de vouloir brûler les étapes,
mais ils croient que quand on arrivera à ces éléments ultimes, on y retrouvera
la simplicité majestueuse de la Mécanique céleste.
Cette conception n’a
pas non plus été inutile ; elle nous a rendu un service inappréciable,
puisqu’elle a contribué à préciser en nous la notion fondamentale de la loi
Physique. Je m’explique ; comment les anciens comprenaient-ils la
loi ? C’était pour eux une harmonie interne, statique pour ainsi dire et
immuable ; ou bien c’était comme un modèle que la nature s’efforçait
d’imiter. Une loi, pour nous, ce n’est plus cela du tout ; c’est une
relation constante entre le phénomène d’aujourd’hui et celui de demain ;
en un mot, c’est une équation différentielle.
Voilà la forme
idéale de la loi Physique ; eh bien, c’est la loi de Newton qui l’a
revêtue la première. Si ensuite on a acclimaté cette forme en Physique, c’est
précisément en copiant autant que possible cette loi de Newton, c’est en
imitant la mécanique céleste. C’est là, d’ailleurs, l’idée que je me suis
efforcé de faire ressortir au chapitre VI.
Néanmoins, il est
arrivé un jour où la conception des forces centrales n’a plus paru suffisante,
et c’est la première de ces crises dont je vous parlais tout à l’heure.
Que fit-on
alors ? On renonça à pénétrer dans le détail de la structure de l’univers,
à isoler les pièces de ce vaste mécanisme, à Analyser une à une les forces qui
les mettent en branle et on se contenta de prendre pour guides certains
principes généraux qui ont précisément pour objet de nous dispenser de cette
étude minutieuse. Comment cela ? Supposons que nous ayons en face de nous
une machine quelconque ; le rouage initial et le rouage final sont seuls
apparents, mais les transmissions, les rouages intermédiaires par lesquels le
mouvement se communique de l’un à l’autre sont cachés à l’intérieur et
échappent à notre vue ; nous ignorons si la communication se fait par des
engrenages ou par des courroies, par des bielles ou par d’autres dispositifs.
Dirons-nous qu’il nous est impossible de rien comprendre à cette machine tant
qu’on ne nous permettra pas de la démonter ? Vous savez bien que non et que
le principe de la conservation de l’énergie suffit pour nous fixer sur le point
le plus intéressant ; nous constatons aisément que la roue finale tourne
dix fois moins vite que la roue initiale, puisque ces deux roues sont
visibles ; nous pouvons en conclure qu’un couple appliqué à la première
fera équilibre à un couple dix fois plus grand appliqué à la seconde. Point
n’est besoin pour cela de pénétrer le mécanisme de cet équilibre et de savoir
comment les forces se compenseront à l’intérieur de la machine ; c’est
assez de s’assurer que cette compensation ne peut pas ne pas se produire.
Eh bien, en présence
de l’univers, le principe de la conservation de l’énergie peut nous rendre le
même service. C’est aussi une machine beaucoup plus compliquée que toutes
celles de l’industrie, et dont presque toutes les parties nous sont
profondément cachées ; mais en observant le mouvement de celles que nous
pouvons voir, nous pouvons, en nous aidant de ce principe, tirer des
conclusions qui resteront vraies quels que soient les détails du mécanisme
invisible qui les anime.
Le principe de la
conservation de l’énergie, ou principe de Mayer, est certainement le plus
important, mais ce n’est pas le seul, il y en a d’autres dont nous pouvons
tirer le même parti. Ce sont :
Le principe de
Carnot, ou principe de la dégradation de l’énergie ;
Le principe de
Newton, ou principe de l’égalité de l’action et de la réaction ;
Le principe de la
relativité, d’après lequel les lois des phénomènes Physiques doivent être les
mêmes, soit pour un observateur fixe, soit pour un observateur entraîné dans un
mouvement de translation uniforme ; de sorte que nous n’avons et ne
pouvons avoir aucun moyen de discerner si nous sommes, oui ou non, emportés
dans un pareil mouvement ;
Le principe de la conservation
de la masse, ou principe de Lavoisier ;
J’ajouterai le
principe de moindre action.
L’application de ces
cinq ou six principes généraux aux différents phénomènes Physiques suffit pour
nous en apprendre ce que nous pouvons raisonnablement espérer en connaître. Le
plus remarquable exemple de cette nouvelle Physique mathématique est sans
contredit la théorie électro-magnétique de la lumière de Maxwell. Qu’est-ce que
l’éther, comment sont disposées ses molécules, s’attirent-elles ou se
repoussent-elles ? Nous n’en savons rien ; mais nous savons que ce
milieu transmet à la fois les perturbations optiques et les perturbations
électriques ; nous savons que cette transmission doit se faire
conformément aux principes généraux de la mécanique et cela nous suffit pour
établir les équations du champ électro-magnétique.
Ces principes sont
des résultats d’expériences fortement généralisés ; mais ils semblent
emprunter à leur généralité même un degré éminent de certitude. Plus ils sont
généraux, en effet, plus on a fréquemment l’occasion de les contrôler et les
vérifications, en se multipliant, en prenant les formes les plus variées et les
plus inattendues, finissent par ne plus laisser de place au doute.
Telle est la seconde
phase de l’histoire de la Physique mathématique et nous n’en sommes pas encore
sortis. Dirons-nous que la première a été inutile, que pendant cinquante ans la
science a fait fausse route et qu’il n’y a plus qu’à oublier tant d’efforts
accumulés qu’une conception vicieuse condamnait d’avance à l’insuccès ?
Pas le moins du monde. Croyez-vous que la seconde phase aurait pu exister sans
la première ? L’hypothèse des forces centrales contenait tous les principes ;
elle les entraînait comme des conséquences nécessaires ; elle entraînait
et la conservation de l’énergie, et celle des masses, et l’égalité de l’action
et la réaction, et la loi de moindre action, qui apparaissaient, il est vrai,
non comme des vérités expérimentales, mais comme des théorèmes ; et dont
l’énoncé avait en même temps je ne sais quoi de plus précis et de moins général
que sous leur forme actuelle.
C’est la Physique
mathématique de nos pères qui nous a familiarisés peu à peu avec ces divers
principes, qui nous a habitués à les reconnaître sous les différents vêtements
dont ils se déguisent. On les a comparés aux données de l’expérience, on a vu
comment il fallait en modifier l’énoncé pour les adapter à ces données ;
par là on les a élargis et consolidés. On a été conduit ainsi à les regarder
comme des vérités expérimentales ; la conception des forces centrales
devenait alors un soutien inutile, ou plutôt une gêne, puisqu’elle faisait
participer les principes de son caractère hypothétique.
Les cadres ne se
sont donc pas brisés parce qu’ils étaient élastiques ; mais ils se sont
élargis ; nos pères, qui les avaient établis, n’avaient pas travaillé en
vain ; et nous reconnaissons dans la science d’aujourd’hui les traits
généraux de l’esquisse qu’ils avaient tracée.
Allons-nous entrer
maintenant dans une troisième phase ? Sommes-nous à la veille d’une
seconde crise ? Ces principes sur lesquels nous avons tout bâti vont-ils
s’écrouler à leur tour ? Depuis quelque temps, on peut se le demander.
En m’entendant
parler ainsi, vous pensez sans doute au radium, ce grand révolutionnaire des
temps présents, et en effet je vais y revenir tout à l’heure ; mais il y a
autre chose ; ce n’est pas seulement la conservation de l’énergie qui est
en cause ; tous les autres principes sont également en danger, comme nous
allons le voir en les passant successivement en revue.
Commençons par le
principe de Carnot. C’est le seul qui ne se présente pas comme une conséquence
immédiate de l’hypothèse des forces centrales ; bien mieux, il semble
sinon contredire directement cette hypothèse, du moins ne pas se concilier avec
elle sans un certain effort. Si les phénomènes physiques étaient dus
exclusivement aux mouvements d’atomes dont les attractions mutuelles ne
dépendraient que de la distance, il semble que tous ces phénomènes devraient
être réversibles ; si toutes les vitesses initiales étaient renversées,
ces atomes toujours soumis aux mêmes forces devraient parcourir leurs
trajectoires en sens contraire, de même que la Terre décrirait dans le sens
rétrograde cette même orbite elliptique qu’elle décrit dans le sens direct, si
les conditions initiales de son mouvement avaient été renversées. à ce compte,
si un phénomène physique est possible, le phénomène inverse doit l’être
également et on doit pouvoir remonter le cours du temps. Or, il n’en est pas ainsi
dans la nature, et c’est précisément ce que le principe de Carnot nous
enseigne, la chaleur peut passer du corps chaud sur le corps froid, et il est
impossible ensuite de lui faire reprendre le chemin inverse et de rétablir des
différences de température qui se sont effacées. Le mouvement peut être
intégralement dissipé et transformé en chaleur par le frottement ; la
transformation contraire ne pourra jamais se faire que d’une manière partielle.
On s’est efforcé de
concilier cette apparente contradiction. Si le monde tend vers l’uniformité, ce
n’est pas parce que ses parties ultimes, d’abord dissemblables, tendent à
devenir de moins en moins différentes, c’est parce que, se déplaçant au hasard,
elles finissent par se mélanger. Pour un œil qui distinguerait tous les
éléments, la variété resterait toujours aussi grande ; chaque grain de
cette poussière conserve son originalité et ne se modèle pas sur ses
voisins ; mais comme le mélange devient de plus en plus intime, nos sens
grossiers n’aperçoivent plus que l’uniformité. Voilà pourquoi, par exemple, les
températures tendent à se niveler sans qu’il soit possible de revenir en
arrière.
Qu’une goutte de vin
tombe dans un verre d’eau ; quelle que soit la loi du mouvement interne du
liquide, nous le verrons bientôt se colorer d’une teinte rosée uniforme et à
partir de ce moment on aura beau agiter le vase, le vin et l’eau ne paraîtront
plus pouvoir se séparer. Ainsi voici quel serait le type du phénomène physique
irréversible : cacher un grain d’orge dans un tas de blé, c’est
facile ; l’y retrouver ensuite et l’en faire sortir, c’est pratiquement
impossible. Tout cela, Maxwell et Boltzmann l’ont expliqué, mais celui qui l’a
vu le plus nettement, dans un livre trop peu lu parce qu’il est un peu
difficile à lire, c’est Gibbs, dans ses principes de Mécanique statistique.
Pour ceux qui se
placent à ce point de vue, le principe de Carnot n’est qu’un principe
imparfait, une sorte de concession à l’infirmité de nos sens ; c’est parce
que nos yeux sont trop grossiers que nous ne distinguons pas les éléments du
mélange ; c’est parce que nos mains sont trop grossières que nous ne
savons pas les forcer à se séparer ; le démon imaginaire de Maxwell, qui
peut trier les molécules une à une, saurait bien contraindre le monde à revenir
en arrière. Y peut-il revenir de lui-même, cela n’est pas impossible, cela
n’est qu’infiniment peu probable ; il y a des chances pour que nous
attendions longtemps le concours des circonstances qui permettraient une
rétrogradation ; mais, tôt ou tard, elles se réaliseront, après des années
dont il faudrait des millions de chiffres pour écrire le nombre. Ces réserves,
cependant, restaient tous théoriques, elles n’étaient pas bien inquiétantes, et
le principe de Carnot conservait toute sa valeur pratique. Mais voici que la
scène change. Le biologiste, armé de son microscope, a remarqué il y a
longtemps dans ses préparations des mouvements désordonnés des petites
particules en suspension ; c’est le mouvement brownien. Il a cru d’abord
que c’était un phénomène vital, mais il a vu bientôt que les corps inanimés ne
dansaient pas avec moins d’ardeur que les autres ; il a alors passé la
main aux physiciens. Malheureusement, les physiciens se sont longtemps
désintéressés de cette question ; on concentre de la lumière pour éclairer
la préparation microscopique, pensaient-ils ; la lumière ne va pas sans
chaleur, de là des inégalités de température, et dans le liquide des courants
intérieurs qui produisent les mouvements dont on nous parle.
M. Gouy eut l’idée
d’y regarder de plus près et il vit, ou crut voir, que cette explication est
insoutenable, que les mouvements deviennent d’autant plus vifs que les
particules sont plus petites, mais qu’ils ne sont pas influencés par le mode
d’éclairage. Si alors ces mouvements ne cessent pas, ou plutôt renaissent sans
cesse, sans rien emprunter à une source extérieure, d’énergie ; que
devons-nous croire ? Nous ne devons pas, sans doute, renoncer pour cela à
la conservation de l’énergie, mais nous voyons sous nos yeux tantôt le mouvement
se transformer en chaleur par le frottement, tantôt la chaleur se changer
inversement en mouvement, et cela sans que rien ne se perde, puisque le
mouvement dure toujours. C’est le contraire du principe de Carnot. S’il en est
ainsi, pour voir le monde revenir en arrière, nous n’avons plus besoin de l’œil
infiniment subtil du démon de Maxwell, notre microscope nous suffit. Les corps
trop gros, ceux qui ont, par exemple, un dixième de millimètre, sont heurtés de
tous les côtés par les atomes en mouvement, mais ils ne bougent pas parce que
ces chocs sont très nombreux et que la loi du hasard veut qu’ils se
compensent ; mais les particules plus petites reçoivent trop peu de chocs
pour que cette compensation se fasse à coup sûr et sont incessamment ballottées.
Et voilà déjà l’un de nos principes en péril.
Venons au principe
de relativité ; celui-là non seulement est confirmé par l’expérience
quotidienne, non seulement il est une conséquence nécessaire de l’hypothèse des
forces centrales, mais il s’impose à notre bon sens d’une façon
irrésistible ; et pourtant lui aussi est battu en brèche. Supposons deux
corps électrisés ; bien qu’ils nous semblent en repos, ils sont l’un et
l’autre entraînés par le mouvement de la Terre ; une charge électrique en
mouvement, Rowland nous l’a appris, équivaut à un courant ; ces deux corps
chargés équivaudront donc à deux courants parallèles et de même sens et ces
deux courants devront s’attirer. En mesurant cette attraction, nous mesurerons
la vitesse de la Terre ; non pas sa vitesse par rapport au soleil ou aux
etoiles fixes, mais sa vitesse absolue.
Je sais bien ce qu’on va dire, ce n’est pas sa
vitesse absolue que l’on mesure, c’est sa vitesse par rapport à l’éther. Que cela
est peu satisfaisant ! Ne voit-on pas que du principe ainsi compris on ne
pourra plus rien tirer ? Il ne pourrait plus rien nous apprendre justement
parce qu’il ne craindrait plus aucun démenti. Si nous parvenons à mesurer
quelque chose, nous serons toujours libres de dire que ce n’est pas la vitesse
absolue, et si ce n’est pas la vitesse par rapport à l’éther, cela pourra
toujours être la vitesse par rapport à quelque nouveau fluide inconnu dont nous
remplirions l’espace.
Aussi bien l’expérience s’est chargée de ruiner
cette interprétation du principe de relativité ; toutes les tentatives
pour mesurer la vitesse de la Terre par rapport à l’éther ont abouti à des
résultats négatifs. Cette fois la physique expérimentale a été plus fidèle aux
principes que la physique mathématique ; les théoriciens en auraient fait
bon marché afin de mettre en concordance leurs autres vues générales ;
mais l’expérience s’est obstinée à le confirmer. On a varié les moyens, enfin
Michelson a poussé la précision jusqu’à ses dernières limites ; rien n’y a
fait. C’est précisément pour expliquer cette obstination que les mathématiciens
sont forcés aujourd’hui de déployer toute leur ingéniosité.
Leur tâche n’était
pas facile, et si Lorentz s’en est tiré, ce n’est qu’en accumulant les
hypothèses.
L’idée la plus
ingénieuse a été celle du temps local. Imaginons deux observateurs qui veulent
régler leurs montres par des signaux optiques ; ils échangent des signaux,
mais comme ils savent que la transmission de la lumière n’est pas instantanée,
ils prennent soin de les croiser. Quand la station b aperçoit le signal de la
station a, son horloge ne doit pas marquer la même heure que celle de la
station a au moment de l’émission du signal, mais cette heure augmentée d’une
constante représentant la durée de la transmission. Supposons, par exemple, que
la station a envoie son signal quand son horloge marque l’heure zéro, et que la
station b l’aperçoive quand son horloge marque l’heure t. les horloges
sont réglées si le regard égal à t représente la durée de la
transmission, et pour le vérifier la station b expédie à son tour un signal
quand son horloge marque zéro, la station a doit alors l’apercevoir quand son
horloge marque t. les montres sont alors réglées.
Et en effet elles
marquent la même heure au même instant physique, mais à une condition, c’est
que les deux stations soient fixes. Dans le cas contraire, la durée de la
transmission ne sera pas la même dans les deux sens, puisque la station a par
exemple marche au devant de la perturbation optique émanée de b, tandis que la
station b fuit devant la perturbation émanée de a. Les montres réglées de la
sorte ne marqueront donc pas le temps vrai, elles marqueront ce qu’on peut
appeler le temps local, de sorte que l’une d’elles retardera sur l’autre. Peu
importe, puisque nous n’avons aucun moyen de nous en apercevoir. Tous les
phénomènes qui se produiront en a par exemple seront en retard, mais tous le
seront également, et l’observateur ne s’en apercevra pas puisque sa montre
retarde ; ainsi, comme le veut le principe de relativité, il n’aura aucun
moyen de savoir s’il est en repos ou en mouvement absolu.
Cela malheureusement
ne suffit pas, et il faut des hypothèses complémentaires ; il faut
admettre que les corps en mouvement subissent une contraction uniforme dans le
sens du mouvement. L’un des diamètres de la Terre par exemple est raccourci de par suite du mouvement de
notre planète, tandis que l’autre diamètre conserve sa longueur normale. Ainsi
se trouvent compensées les dernières petites différences. Et puis il y a encore
l’hypothèse sur les forces. Les forces, quelle que soit leur origine, la
pesanteur comme l’élasticité, seraient réduites dans une certaine proportion,
dans un monde animé d’une translation uniforme, ou plutôt c’est ce qui
arriverait pour les composantes perpendiculaires à la translation : les
composantes parallèles ne changeraient pas. Reprenons alors notre exemple de
deux corps électrisés ; ces corps se repoussent, mais en même temps, si
tout est entraîné dans une translation uniforme, ils équivalent à deux courants
parallèles et de même sens qui s’attirent.
Cette attraction
électrodynamique se retranche donc de la répulsion électrostatique et la
répulsion totale est plus faible que si les deux corps étaient en repos. Mais
comme, pour mesurer cette répulsion, nous devons l’équilibrer par une autre
force, et que toutes ces autres forces sont réduites dans la même proportion,
nous ne nous apercevons de rien. Tout semble ainsi arrangé, mais tous les
doutes sont-ils dissipés ? Qu’arriverait-il si on pouvait communiquer par
des signaux qui ne seraient plus lumineux et dont la vitesse de propagation
différerait de celle de la lumière ? Si, après avoir réglé les montres par
le procédé optique, on voulait vérifier le réglage à l’aide de ces nouveaux
signaux, on constaterait des divergences qui mettraient en évidence la
translation commune des deux stations. Et de pareils signaux sont-ils
inconcevables, si l’on admet avec Laplace que la gravitation universelle se
transmet un million de fois plus vite que la lumière ?
Ainsi le principe de
relativité a été dans ces derniers temps vaillamment défendu, mais l’énergie
même de la défense prouve combien l’attaque était sérieuse.
Parlons maintenant
du principe de Newton, sur l’égalité de l’action et de la réaction. Celui-ci
est intimement lié au précédent et il semble bien que la chute de l’un
entraînerait celle de l’autre. Aussi ne devons-nous pas nous étonner de
retrouver ici les mêmes difficultés.
J’ai déjà montré
plus haut que les nouvelles théories faisaient bon marché de ce principe.
Les phénomènes
électriques, d’après la théorie de Lorentz, sont dus aux déplacements de
petites particules chargées appelées électrons et plongées dans le milieu que
nous nommons éther. Les mouvements de ces électrons produisent des
perturbations dans l’éther avoisinant ; ces perturbations se propagent
dans tous les sens avec la vitesse de la lumière, et à leur tour d’autres
électrons, primitivement en repos, se trouvent ébranlés quand la perturbation
atteint les parties de l’éther qui les touchent. Les électrons agissent donc
les uns sur les autres, mais cette action n’est pas directe, elle se fait par
l’intermédiaire de l’éther. Dans ces conditions peut-il y avoir compensation
entre l’action et la réaction, du moins pour un observateur qui ne tiendrait
compte que des mouvements de la matière, c’est-à-dire des électrons, et qui
ignorerait ceux de l’éther qu’il ne peut pas voir ? évidemment non. Quand
même la compensation serait exacte elle ne saurait être simultanée. La
perturbation se propage avec une vitesse finie ; elle n’atteint donc le
second électron que quand le premier est depuis longtemps rentré dans le repos.
Ce second électron subira donc, avec un retard, l’action du premier, mais
certainement à ce moment il ne réagira pas sur lui puisqu’autour de ce premier
électron rien ne bouge plus.
L’analyse des faits
va nous permettre de préciser davantage. Imaginons, par exemple, un excitateur
de Hertz comme ceux que l’on emploie en télégraphie sans fil ? Il envoie
de l’énergie dans tous les sens ; mais nous pouvons le munir d’un miroir
parabolique, comme l’a fait Hertz avec ses plus petits excitateurs, afin de
renvoyer toute l’énergie produite dans une seule direction. Qu’arrive-t-il
alors, d’après la théorie ? C’est que l’appareil va reculer, comme s’il
était un canon et si l’énergie qu’il a projetée était un boulet, et cela est
contraire au principe de Newton, puisque notre projectile ici n’a pas de masse,
ce n’est pas de la matière, c’est de l’énergie. Il en est encore de même
d’ailleurs avec un phare pourvu d’un réflecteur puisque la lumière n’est autre
chose qu’une perturbation du champ électromagnétique. Ce phare devra reculer
comme si la lumière qu’il envoie était un projectile. Quelle est la force qui
doit produire ce recul ? C’est ce qu’on a appelé la pression
Maxwell-Bartholdi ; elle est très petite et on a eu bien du mal à la
mettre en évidence avec les radiomètres les plus sensibles ; mais il
suffit qu’elle existe.
Si toute l’énergie
issue de notre excitateur va tomber sur un récepteur, celui-ci se comportera
comme s’il avait reçu un choc mécanique, qui représentera en un sens la compensation
du recul de l’excitateur ; la réaction sera égale à l’action, mais elle ne
sera pas simultanée, le récepteur avancera, mais pas au moment où l’excitateur
reculera. Si l’énergie se propage indéfiniment sans rencontrer de récepteur, la
compensation ne se fera jamais.
Dira-t-on que
l’espace qui sépare l’excitateur du récepteur et que la perturbation doit
parcourir pour aller de l’un à l’autre n’est pas vide, qu’il est rempli, non
seulement d’éther, mais d’air, ou même, dans les espaces interplanétaires, de
quelque fluide subtil, mais encore pondérable ; que cette matière subit le
choc comme le récepteur au moment où l’énergie l’atteint et recule à son tour
quand la perturbation la quitte ? Cela sauverait le principe de Newton,
mais cela n’est pas vrai ; si l’énergie en se propageant restait toujours
attachée à quelque substratum matériel, la matière en mouvement entraînerait la
lumière avec elle et Fizeau a démontré qu’il n’en est rien, au moins pour
l’air. C’est ce que Michelson et Morley ont confirmé depuis. On peut supposer
aussi que les mouvements de la matière proprement dite sont exactement
compensés par ceux de l’éther, mais cela nous amènerait aux mêmes réflexions
que tout à l’heure. Le principe ainsi entendu pourra tout expliquer, puisque,
quels que soient les mouvements visibles, on aura toujours la faculté
d’imaginer des mouvements hypothétiques qui les compensent. Mais s’il peut tout
expliquer, c’est qu’il ne nous permet de rien prévoir, il ne nous permet pas de
choisir entre les différentes hypothèses possibles, puisqu’il explique tout
d’avance. Il devient donc inutile.
Et puis les
suppositions qu’il faudrait faire sur les mouvements de l’éther ne sont pas
très satisfaisantes. Si les charges électriques doublent, il serait naturel
d’imaginer que les vitesses des divers atomes d’éther doublent aussi, et, pour
la compensation, il faut que la vitesse moyenne de l’éther quadruple.
C’est pourquoi j’ai
longtemps pensé que ces conséquences de la théorie, contraires au principe de
Newton, finiraient un jour par être abandonnées et pourtant les expériences
récentes sur les mouvements des électrons issus du radium semblent plutôt les
confirmer.
J’arrive au principe
de Lavoisier sur la conservation des masses. Certes, c’en est un auquel on ne
saurait toucher sans ébranler la mécanique. Et maintenant certaines personnes
pensent qu’il ne nous paraît vrai que parce qu’on ne considère en mécanique que
des vitesses modérées, mais qu’il cesserait de l’être pour des corps animés de
vitesses comparables à celle de la lumière. Or, ces vitesses, on croit
maintenant les avoir réalisées ; les rayons cathodiques et ceux du radium
seraient formés de particules très petites ou d’électrons qui se déplaceraient
avec des vitesses, plus petites sans doute que celle de la lumière, mais qui en
seraient le dixième ou le tiers.
Ces rayons peuvent
être déviés soit par un champ électrique, soit par un champ magnétique, et on
peut, en comparant ces déviations, mesurer à la fois la vitesse des électrons
et leur masse (ou plutôt le rapport de leur masse à leur charge). Mais quand on
a vu que ces vitesses se rapprochaient de celle de la lumière, on s’est avisé
qu’une correction était nécessaire. Ces molécules, étant électrisées, ne peuvent
se déplacer sans ébranler l’éther ; pour les mettre en mouvement, il faut
triompher d’une double inertie, de celle de la molécule elle-même et de celle
de l’éther. La masse totale ou apparente que l’on mesure se compose donc de
deux parties : la masse réelle ou mécanique de la molécule, et la masse
électro-dynamique représentant l’inertie de l’éther.
Les calculs
d’Abraham et les expériences de Kauffman ont alors montré que la masse
mécanique proprement dite est nulle et que la masse des électrons, ou au moins
des électrons négatifs, est d’origine exclusivement électro-dynamique. Voilà
qui nous force à changer la définition de la masse ; nous ne pouvons plus
distinguer la masse mécanique et la masse électro-dynamique, parce qu’alors la
première s’évanouirait ; il n’y a pas d’autre masse que l’inertie
électro-dynamique ; mais dans ce cas la masse ne peut plus être constante,
elle augmente avec la vitesse ; et même, elle dépend de la direction, et
un corps animé d’une vitesse notable n’opposera pas la même inertie aux forces
qui tendent à le dévier de sa route, et à celles qui tendent à accélérer ou à
retarder sa marche.
Il y a bien encore
une ressource : les éléments ultimes des corps sont des électrons, les uns
chargés négativement, les autres chargés positivement. Les électrons négatifs
n’ont pas de masse, c’est entendu ; mais les électrons positifs, d’après
le peu qu’on en sait, semblent beaucoup plus gros. Peut-être ont-ils, outre
leur masse électro-dynamique, une vraie masse mécanique. La véritable masse
d’un corps, ce serait alors la somme des masses mécaniques de ses électrons
positifs, les électrons négatifs ne compteraient pas ; la masse ainsi
définie pourrait encore être constante.
Hélas ! Cette
ressource aussi nous échappe. Rappelons-nous ce que nous avons dit au sujet du
principe de relativité et des efforts faits pour la sauver. Et ce n’est pas
seulement un principe qu’il s’agit de sauver, ce sont les résultats
indubitables des expériences de Michelson. Eh bien, ainsi que nous l’avons vu
plus haut, pour rendre compte de ces résultats, Lorentz a été obligé de
supposer que toutes les forces, quelle que soit leur origine, étaient réduites
dans la même proportion dans un milieu animé d’une translation uniforme ;
ce n’est pas assez, il ne suffit pas que cela ait lieu pour les forces réelles,
il faut encore qu’il en soit de même pour les forces d’inertie ; il faut
donc, dit-il, que les masses de toutes les particules soient influencées par
une translation au même degré que les masses électro-magnétiques des électrons.
Ainsi les masses
mécaniques doivent varier d’après les mêmes lois que les masses
électro-dynamiques ; elles ne peuvent donc pas être constantes.
Ai-je besoin de
faire observer que la chute du principe de Lavoisier entraîne celle du principe
de Newton. Ce dernier signifie que le centre de gravité d’un système isolé se
meut en ligne droite ; mais s’il n’y a plus de masse constante, il n’y a
plus de centre de gravité, on ne sait même plus ce que c’est. C’est pourquoi
j’ai dit plus haut que les expériences sur les rayons cathodiques avaient paru
justifier les doutes de Lorentz au sujet du principe de Newton.
De tous ces
résultats, s’ils se confirmaient, sortirait une mécanique entièrement nouvelle
qui serait surtout caractérisée par ce fait qu’aucune vitesse ne pourrait
dépasser celle de la lumière [Note
: Car
les corps opposeraient une inertie croissante aux causes qui tendraient à
accélérer leur mouvement ; et cette inertie deviendrait infinie quand on
approcherait de la vitesse de la lumière] pas plus qu’aucune température ne
peut tomber au-dessous du zéro absolu. Pour un observateur, entraîné lui-même
dans une translation dont il ne se doute pas, aucune vitesse apparente ne
pourrait non plus dépasser celle de la lumière ; et ce serait là une contradiction,
si l’on ne se rappelait que cet observateur ne se servirait pas des mêmes
horloges qu’un observateur fixe, mais bien d’horloges marquant le “ temps
local ”.
Nous voici alors en
face d’une question que je me borne à poser. S’il n’y a plus de masse, que
devient la loi de Newton ?
La masse a deux
aspects, c’est à la fois un coefficient d’inertie et une masse attirante
entrant comme facteur dans l’attraction newtonienne. Si le coefficient
d’inertie n’est pas constant, la masse attirante pourra-t-elle l’être ?
Voilà la question.
Du moins le principe
de la conservation de l’énergie nous restait encore et celui-là paraissait plus
solide. Vous rappellerai-je comment il fut à son tour jeté en discrédit ?
L’événement a fait plus de bruit que les précédents et il est dans toutes les
mémoires. Dès les premiers travaux de Becquerel et surtout quand les Curie
eurent découvert le radium, on vit que tout corps radio-actif était une source
inépuisable de radiation. Son activité semblait subsister sans altération à
travers les mois et les années. C’était déjà là une entorse aux
principes ; ces radiations, c’était en effet de l’énergie, et de ce même
morceau de radium, il en sortait et il en sortait toujours. Mais ces quantités
d’énergie étaient trop faibles pour être mesurées ; du moins on le croyait
et on ne s’en inquiétait pas trop.
La scène changea
lorsque Curie s’avisa de mettre le radium dans un calorimètre ; alors on
vit que la quantité de chaleur incessamment créée était très notable.
Les explications
proposées furent nombreuses ; mais en pareille matière on ne peut pas dire
qu’abondance de biens ne nuit pas ; tant que l’une d’elles n’aura pas
triomphé des autres, nous ne pourrons pas être sûrs qu’aucune d’entre elles
soit bonne. Depuis quelque temps toutefois, une de ces explications semble
prendre le dessus et on peut raisonnablement espérer que nous tenons la clef du
mystère.
Sir W. Ramsay a
cherché à montrer que le radium se transforme, qu’il renferme une provision
d’énergie énorme, mais non inépuisable. La transformation du radium produirait
alors un million de fois plus de chaleur que toutes les transformations
connues ; le radium s’épuiserait en 1250 ans ; c’est bien court, mais
vous voyez que nous sommes du moins certain d’être fixés sur ce point d’ici
quelques centaines d’années. En attendant nos doutes subsistent.
Au milieu de tant de
ruines, que reste-t-il debout ? Le principe de moindre action est intact
jusqu’ici, et Larmor paraît croire qu’il survivra longtemps aux autres ;
il est en effet plus vague et plus général encore.
En présence de cette
débâcle générale des principes, quelle attitude va prendre la physique
mathématique ? Et d’abord, avant de trop s’émouvoir il convient de se
demander si tout cela est bien vrai. Toutes ces dérogations aux principes, on
ne les rencontre que dans les infiniment petits ; il faut le microscope
pour voir le mouvement brownien ; les électrons sont bien légers ; le
radium est bien rare et on en a jamais que quelques milligrammes à la
fois ; et alors on peut se demander si, à côté de l’infiniment petit qu’on
a vu, il n’y avait pas un autre infiniment petit qu’on ne voyait pas et qui
faisait contrepoids au premier.
Il y a donc là une
question préjudicielle, et à ce qu’il semble l’expérience seule peut la
résoudre. Nous n’aurons donc qu’à passer la main aux expérimentateurs, et en
attendant qu’ils aient tranché définitivement le débat, à ne pas nous
préoccuper de ces inquiétants problèmes, et à continuer tranquillement notre
œuvre comme si les principes étaient encore incontestés. Certes, nous avons
beaucoup à faire sans sortir du domaine où on peut les appliquer en toute
sûreté ; nous avons de quoi employer notre activité pendant cette période
de doutes.
Et pourtant ces
doutes, est-il bien vrai que nous ne puissions rien faire pour en débarrasser
la science ? Il faut bien le dire ce n’est pas seulement la physique
expérimentale qui les a fait naître, la physique mathématique y a bien
contribué pour sa part. Ce sont les expérimentateurs qui ont vu le radium
dégager de l’énergie, mais ce sont les théoriciens qui ont mis en évidence
toutes les difficultés soulevées par la propagation de la lumière à travers un
milieu en mouvement ; sans eux il est probable qu’on ne s’en serait pas
avisé. Eh bien, alors, s’ils ont fait de leur mieux pour nous mettre dans
l’embarras, il convient aussi qu’ils nous aident à en sortir.
Il faut qu’ils
soumettent à la critique toutes ces vues nouvelles que je viens d’esquisser
devant vous et qu’ils n’abandonnent les principes qu’après avoir fait un effort
loyal pour les sauver. Que peuvent-ils faire dans ce sens ? C’est ce que
je vais chercher à expliquer.
Il s’agit avant tout
d’obtenir une théorie plus satisfaisante de l’électrodynamique des corps en
mouvement ? C’est là surtout, je l’ai suffisamment montré plus haut, que les
difficultés s’accumulent ; on a beau entasser les hypothèses, on ne peut
satisfaire à tous les principes à la fois ; on n’a pu réussir jusqu’ici à
sauvegarder les uns qu’à la condition de sacrifier les autres ; mais tout
espoir d’obtenir de meilleurs résultats n’est pas encore perdu. Prenons donc la
théorie de Lorentz, retournons-la dans tous les sens ; modifions-la peu à
peu, et tout s’arrangera peut-être.
Ainsi au lieu de
supposer que les corps en mouvement subissent une contraction dans le sens du
mouvement et que cette contraction est la même quelle que soit la nature de ces
corps et les forces auxquelles ils sont d’ailleurs soumis, ne pourrait-on pas
faire une hypothèse plus simple et plus naturelle ? On pourrait imaginer,
par exemple, que c’est l’éther qui se modifie quand il se trouve en mouvement
relatif par rapport au milieu matériel qui le pénètre, que, quand il est ainsi
modifié, il ne transmet plus les perturbations avec la même vitesse dans tous
les sens. Il transmettrait plus rapidement celles qui se propageraient
parallèlement au mouvement du milieu, soit dans le même sens, soit dans le sens
contraire, et moins rapidement celles qui se propageraient perpendiculairement.
Les surfaces d’ondes ne seraient plus des sphères, mais des ellipsoïdes et on
pourrait se passer de cette extraordinaire contraction de tous les corps.
Je ne cite cela qu’à
titre d’exemple, car les modifications que l’on pourrait essayer seraient
évidemment susceptibles de varier à l’infini.
Il est possible
aussi que l’astronomie nous fournisse un jour des données sur ce point ;
c’est elle, en somme, qui a soulevé la question en nous faisant connaître le
phénomène de l’aberration de la lumière. Si on fait brutalement la théorie de
l’aberration on arrive à un résultat bien curieux. Les positions apparentes des
étoiles diffèrent de leurs positions réelles, à cause du mouvement de la Terre,
et comme ce mouvement est variable, ces positions apparentes varient. La
position réelle nous ne pouvons la connaître, mais nous pouvons observer les
variations de la position apparente. Les observations de l’aberration nous
montrent donc non le mouvement de la Terre, mais les variations de ce
mouvement, elles ne peuvent par conséquent nous renseigner sur le mouvement
absolu de la Terre.
C’est du moins ce
qui est vrai en première approximation, mais il n’en serait plus de même si on
pouvait apprécier les millièmes de seconde. On verrait alors que l’amplitude de
l’oscillation dépend non seulement de la variation du mouvement, variation qui
est bien connue, puisque c’est le mouvement de notre globe sur son orbite
elliptique, mais de la valeur moyenne de ce mouvement de sorte que la constante
de l’aberration ne serait pas tout à fait la même pour toutes les étoiles, et
que les différences nous feraient connaître le mouvement absolu de la Terre
dans l’espace.
Ce serait là, sous
une autre forme, la ruine du principe de relativité. Nous sommes loin, il est
vrai, d’apprécier le millième de seconde, mais après tout, disent quelques
personnes, la vitesse absolue totale de la Terre est peut-être beaucoup plus
grande que sa vitesse relative par rapport au soleil ; si elle était par
exemple de 300 kilomètres par seconde au lieu de 30, cela suffirait pour que le
phénomène devînt observable.
Je crois qu’en
raisonnant ainsi on admet une théorie trop simpliste de l’aberration ;
Michelson nous a montré, je vous l’ai dit, que les procédés physiques sont
impuissants à mettre en évidence le mouvement absolu ; je suis persuadé
qu’il en sera de même des procédés astronomiques quelque loin que l’on pousse
la précision.
Quoiqu’il en soit,
les données que l’astronomie nous fournira dans ce sens seront un jour
précieuses pour le physicien. En attendant, je crois que les théoriciens, se
rappelant l’expérience de Michelson, peuvent escompter un résultat négatif, et
qu’ils feraient œuvre utile en construisant une théorie de l’aberration qui en
rendrait compte d’avance.
Cette dynamique des
électrons peut être abordée par bien des côtés, mais parmi les chemins qui y
conduisent, il y en a un qui a été quelque peu négligé, et c’est pourtant un de
ceux qui nous promet le plus de surprises. Ce sont les mouvements des électrons
qui produisent les raies des spectres d’émission ; ce qui le prouve, c’est
le phénomène de Zeeman ; dans un corps incandescent, ce qui vibre est
sensible à l’aimant, donc électrisé. C’est là un premier point très important,
mais on n’est pas entré plus avant ; pourquoi les raies du spectre
sont-elles distribuées d’après une loi régulière ? Ces lois ont été
étudiées par les expérimentateurs dans leurs moindres détails ; elles sont
très précises et relativement simples. La première étude de ces distributions
fait songer aux harmoniques que l’on rencontre en acoustique ; mais la
différence est grande ; non seulement les nombres de vibrations ne sont
pas les multiples successifs d’un même nombre ; mais nous ne retrouvons
même rien d’analogue aux racines de ces équations transcendantes auxquelles
nous conduisent tant de problèmes de physique mathématique : celui des
vibrations d’un corps élastique de forme quelconque, celui des oscillations
hertziennes dans un excitateur de forme quelconque, le problème de Fourier pour
le refroidissement d’un corps solide.
Les lois sont plus
simples, mais elles sont de toute autre nature et pour ne citer qu’une de ces
différences, pour les harmoniques d’ordre élevé le nombre des vibrations tend
vers une limite finie ; au lieu de croître indéfiniment.
De cela on n’a pas
encore rendu compte, et je crois que c’est là un des plus importants secrets de
la nature. Un physicien japonais M. Nagaoka a récemment proposé une
explication ; les atomes seraient, d’après lui, formés d’un gros électron
positif entouré d’un anneau formé d’un très grand nombre d’électrons négatifs
très petits. Telle la planète Saturne avec son anneau. C’est là une tentative
fort intéressante, mais pas encore tout à fait satisfaisante ; cette
tentative il faudrait la renouveler. Nous pénétrerons pour ainsi dire dans
l’intimité de la matière. Et au point de vue particulier qui nous occupe
aujourd’hui, quand nous saurons pourquoi les vibrations des corps incandescents
diffèrent ainsi des vibrations élastiques ordinaires, pourquoi les électrons ne
se comportent pas comme la matière qui nous est familière, nous comprendrons
mieux la dynamique des électrons et il nous sera peut-être plus facile de la
concilier avec les principes.
Supposons maintenant que tous ces efforts
échouent, et, tout compte fait, je ne le crois pas ; que faudra-t-il
faire ? Faudra-t-il chercher à raccommoder les principes ébréchés, en
donnant ce que nous autres français nous appelons un coup de pouce ? Cela
est évidemment toujours possible et je ne retire rien de ce que j’ai dit plus
haut. N’avez-vous pas écrit, pourriez-vous me dire si vous vouliez me chercher
querelle, n’avez-vous pas écrit que les principes, quoique d’origine expérimentale,
sont maintenant hors des atteintes de l’expérience parce qu’ils sont devenus
des conventions ? Et maintenant vous venez nous dire que les conquêtes les
plus récentes de l’expérience mettent ces principes en danger.
Eh bien, j’avais
raison autrefois et je n’ai pas tort aujourd’hui. J’avais raison autrefois et
ce qui se passe maintenant en est une preuve nouvelle. Prenons par exemple
l’expérience calorimétrique de Curie sur le radium. Est-il possible de la
concilier avec le principe de la conservation de l’énergie ? On l’a tenté
de bien des manières ; mais il y en a une entre autres que je voudrais
vous faire remarquer ; ce n’est pas l’explication qui tend aujourd’hui à
prévaloir, mais c’est une de celles qui ont été proposées. On a supposé que le
radium n’était qu’un intermédiaire, qu’il ne faisait qu’emmagasiner des
radiations de nature inconnue qui sillonnaient l’espace dans tous les sens, en
traversant tous les corps, sauf le radium, sans être altérées par ce passage et
sans exercer sur eux aucune action. Le radium seul leur prendrait un peu de
leur énergie et il nous la rendrait ensuite sous diverses formes.
Quelle explication
avantageuse et combien elle est commode ! D’abord elle est invérifiable et
par là même irréfutable. Ensuite elle peut servir pour rendre compte de
n’importe quelle dérogation au principe de Mayer ; elle répond d’avance
non seulement à l’objection de Curie, mais à toutes les objections que les
expérimentateurs futurs pourraient accumuler. Cette énergie nouvelle et inconnue
pourra servir à tout.
C’est bien ce que
j’avais dit, et avec cela on nous montre bien que notre principe est hors des
atteintes de l’expérience.
Et après,
qu’avons-nous gagné à ce coup de pouce ? Le principe est intact, mais à
quoi désormais peut-il servir ? Il nous permettait de prévoir que dans
telle ou telle circonstance nous pouvions compter sur telle quantité totale
d’énergie ; il nous limitait ; mais maintenant qu’on met à notre
disposition cette provision indéfinie d’énergie nouvelle, nous ne sommes plus
limités par rien ; et, comme je l’ai écrit dans La Science et
L’Hypothèse, si un principe cesse d’être fécond, l’expérience, sans le
contredire directement, l’aura cependant condamné.
Ce n’est donc pas
cela qu’il faudrait faire ; nous devrions rebâtir à neuf. Si l’on était
acculé à cette nécessité, nous pourrions d’ailleurs nous en consoler. Il ne
faudrait pas en conclure que la science ne peut faire qu’un travail de
Pénélope, qu’elle ne peut élever que des constructions éphémères qu’elle est
bientôt forcée de démolir de fond en comble de ses propres mains.
Comme je vous l’ai
dit, nous avons déjà passé par une crise semblable. Je vous ai montré que, dans
la seconde physique mathématique, celle des principes, on retrouve les traces
de la première, celle des forces centrales : il en sera encore de même si
nous devons en connaître une troisième. Tel l’animal qui mue, qui brise sa
carapace trop étroite et s’en fait une plus jeune ; sous son enveloppe nouvelle,
on reconnaîtra aisément les traits essentiels de l’organisme qui ont subsisté.
Dans quel sens
allons-nous nous étendre, nous ne pouvons le prévoir ; peut-être est-ce la
théorie cinétique des gaz qui va prendre du développement et servir de modèle aux
autres. Alors les faits qui d’abord nous apparaissaient comme simples ne
seraient plus que les résultantes d’un très grand nombre de faits élémentaires
que les lois seules du hasard feraient concourir à un même but. La loi physique
alors prendrait un aspect entièrement nouveau ; ce ne serait plus
seulement une équation différentielle, elle prendrait le caractère d’une loi
statistique.
Peut-être aussi
devrons-nous construire toute une mécanique nouvelle que nous ne faisons
qu’entrevoir, où, l’inertie croissant avec la vitesse, la vitesse de la lumière
deviendrait une limite infranchissable. La mécanique vulgaire, plus simple,
resterait une première approximation puisqu’elle serait vraie pour les vitesses
qui ne seraient pas très grandes, de sorte qu’on retrouverait encore l’ancienne
dynamique sous la nouvelle. Nous n’aurions pas à regretter d’avoir cru aux
principes, et même, comme les vitesses trop grandes pour les anciennes formules
ne seraient jamais qu’exceptionnelles, le plus sûr dans la pratique serait
encore de faire comme si on continuait à y croire. Ils sont si utiles qu’il
faudrait leur conserver une place. Vouloir les exclure tout à fait, ce serait
se priver d’une arme précieuse. Je me hâte de dire, pour terminer, que nous
n’en sommes pas là et que rien ne prouve encore qu’ils ne sortiront pas de la
lutte victorieux et intacts. [Note : Ces considérations sur la physique
mathématique sont empruntées à la conférence faite à Saint-Louis.]